Buvant à longues goulées la brise glaciale du soir, Prune courait, à bout de souffle, dans l'épaisse forêt de broussailles. Elle était pieds nus et ses vêtements crasseux s'accrochaient de temps en temps aux ronces qui parsemaient son chemin, mais elle semblait ne pas s'en soucier outre mesure. Elle courait comme si elle avait le diable à ses trousses, dans un bruissement d'herbe continu.
Au bout d'un long moment, elle atteignit enfin une petite clairière boisée, au milieu de laquelle s'étirait le majestueux Lac Perdu, si calme et si froid. Haletante, Prune s'arrêta brusquement, baissa la tête et posa les mains sur ses genoux en inspirant longuement. Tandis qu'elle reprenait son souffle, un large sourire se dessinait petit à petit sur son visage. Elle fixa longuement le Lac, tourna la tête à gauche, à droite, jeta un coup d'oeil derrière elle, puis s'écroula à terre en éclatant de rire. Ouf, elle l'avait semé! La course avait été rude, mais elle avait gagné, comme d'habitude.
Son poursuivant n'était autre qu'un surveillant imaginaire, qu'elle s'inventait à chacune de ses fugues. Comme ça, si jamais il arrivait vraiment qu'on la poursuive un jour, elle serait préparée. Et puis, une course-poursuite dans les broussailles est toujours plus trépidant qu'une paisible ballade en forêt. Cette montée d'adrénaline qui ravivait ses sens à chaque fois qu'elle galopait dans la verdure lui procurait un plaisir exaltant.
Toujours étalée à terre, Prune roula jusqu'au lac et s'y assit juste au bord, laissant ses jambes baigner dans l'eau. Avec un sourire étrange, elle leva haut la tête et ferma les yeux longuement, écoutant avec délices le silence de la forêt. Elle était ravie d'avoir trouvé le Lac; de toute la nature du coin, il était un de ses endroits préférés. C'était toujours quand elle fonçait au hasard dans la végétation que ses pas l'y menaient.
Prune était une habituée des escapades nocturnes. Elle en faisait à peu près toutes les semaines. Mais il fallait avouer qu'elle était plutôt fière de sa fuite de ce soir: après le dîner, elle était allée tranquillement au dortoir, et avait attendu patiemment que les dirigeants regagnent enfin leurs couchettes; puis, elle s'était glissée sans bruit hors de ses draps et avait marché sur la pointe des pieds jusqu'à la Salle d'Eau. Là, elle avait ouvert un robinet pour camoufler le bruit et avait ouvert la fenêtre, par laquelle elle avait pu accéder à une branche d'un chêne. Elle avait descendu l'arbre en vitesse et, une fois arrivée dans le Parc, la course-poursuite avec le surveillant imaginaire avait commencé.
Ses fugues étaient risquées, mais le jeu en valait largement la chandelle. S'enfoncer dans la nature, en osmose parfaite avec la faune et la flore, était pour elle le plus beau des cadeaux.
Avec un profond soupir de bien-être, elle s'allongea, la tête posée sur les mains, en mâchonnant rêveusement un brin d'herbe, et regarda le ciel gris foncé. Les derniers rayons de soleil projetaient sur son visage la douce lumière du soir.
Plongée dans ses pensées, elle ne perçut même pas le bruit de pas qui se faisait entendre dans la forêt, et qui se faisait de seconde en seconde de plus en plus intense...